Encore une histoire de chimères

Le Rêve Zola

« Félicien ne tenait plus qu’un rien très doux et très tendre, cette robe de
mariée, toute de dentelles et de perles, la poignée de plumes légères, tièdes
encore, d’un oiseau. Depuis longtemps, il sentait bien qu’il possédait une
ombre. La vision, venue de l’invisible, retournait à l’invisible. Ce n’était
qu’une apparence, qui s’effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n’est
que rêve. Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petit
souffle d’un baiser. »

Le Rêve, Émile Zola

Angélique. La grâce tremblante, la naïveté sublime, la blondeur éthérée. Si ça se trouve, ado, je me peroxydais les cheveux pour ressembler à Angélique.

Angélique. L’enfant aux pieds trempés, ramassée du ruisseau par un couple de bourgeois débonnaires. L’enfant impétueuse, aux colères effrayantes, qu’il a fallu dompter, écraser de travail, cloîtrer, pour son bien. L’enfant sauvage devenue grande et gracieuse, belle à se pâmer, brodeuse de génie. L’enfant au destin éclatant et tragique. 

Angélique. Ce personnage est si étrange, si insolite dans l’oeuvre de Zola, si différent de Madame Caroline, de Sidonie Rougon ou de Saccard, que j’ai du mal à le croire échappé de l’imaginaire de l’écrivain naturaliste.

Un auteur qu’ado, je haïssais. Ses mots rugueux me révulsaient. Ses personnages englués dans leur sombre et grise réalité me rappelaient ma terne condition d’ado dépressive au front boutonneux. Zola, c’était la cuillerée quotidienne d’huile de foie de morue, pour avoir un cerveau bien dodu. Mais moi, à quinze ans, tout ce que je voulais, c’était me péter la gueule avec les moyens du bord. Je voulais des livres de duchesses frémissantes, de chevaliers fous, d’amours échevelées et de vengeances mortelles. Des livres de défonce, si tu vois ce que je veux dire. Et le Rêve en était un. 

C’est donc Angélique qui m’a réconciliée avec Zola. Je me souviens très bien des torrents de larmes que j’ai versés. À quinze ans, Angélique m’a fait frôler la déshydratation sévère, plus qu’Esmeralda et Porthos réunis. 

Une décennie et demie plus tard, je pensais relire le Rêve avec un rictus moqueur aux lèvres. Je me préparais à scander toutes les quatre pages : #Wtf, Angélique ! Mais c’est quoi cette débilité profonde que tu confonds avec de l’innocence ! À trente-et-un ans, je n’étais plus une Angélique noyée dans son idéal trompeur. Je vivais près d’une grosse cathédrale, et c’était, pensais-je, à peu près la seule chose qui nous liait encore.  

Mais alors, pourquoi cette torpeur qui m’envahit soudain, ces yeux qui picotent – dieu que c’est ridicule -, ces torrents de larmes qui rejaillissent, avec la même intensité – j’exagère à peine – et aux mêmes passages lus il y a quinze ans ? Pourquoi tant d’humidité, pour une histoire de saints et d’anges, une histoire à dormir debout ? 

Parce que. Le génie. Tout simplement. Ce que je prenais pour une succession d’images d’Épinal, tout juste bonnes à enivrer une gamine de quinze ans, est bel et bien un chef-d’oeuvre, qui décrit avec grâce, subtilité et justesse, un esprit ignorant, plein de songes et de ferveur, un monde de douces chimères. Le naturalisme appliqué à la foi. 

« Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. »

Ces mots de Flaubert résument à la perfection ce que j’ai ressenti à deux reprises en lisant le Rêve de Zola. J’en sors, une fois de plus, avec un délicieux vague à l’âme et des questions plein la cabosse.

Sommes-nous plus lucides qu’une Angélique sacrificielleabsorbée par ses songes de plénitude et de sainteté ? N’avons-nous pas, chacun à sa façon, une bulle d’illusions, d’échafaudages mentaux, de pauvres croyances rabougries, autant de remparts contre la peur de l’inconnu, du néant ? Et que reste-t-il quand se dissipe le pouvoir des amulettes et des doudous protecteurs ?